Retrouver les taux de croissance d’antan de 5 % à 6 % ne se fera pas avec du « business as usual »

Eric Ng

Interviewé pour savoir si la démission de Vishnu Lutchmeenaraidoo a un impact sur le monde des affaires, le vice-président de l’Economic Development Board répond que « c’est du business as usual ». Dans la même interview de presse, il fait valoir qu’« une croissance de 3,8% de l’économie mauricienne est honorable ». Une semaine plus tôt, son successeur à la présidence de la Chambre de commerce et d’industrie de Maurice a pourtant affirmé que « what is more important, however, is : how can Mauritius achieve 5 to 6 percent of economic growth? ». Poser cette question, c’est estimer déjà qu’une croissance de 5% ou plus est réalisable. Mais pour y croire, il faudra commencer par ne plus faire du « business as usual ». Comme le dit Albert Einstein, « if you want different results, do not do the same things », puisque « insanity is doing the same thing, over and over again, but expecting different results ».

Ce serait de la démence si nos dirigeants politiques et économiques finissaient pas s’accommoder d’une croissance économique inférieure à 4%. Il est vrai que cette situation dure neuf ans. Est-elle normale ? Est-ce la nouvelle norme de croissance pour Maurice ? Avons-nous perdu le secret de la croissance des années 80 et 90 ? Nombreux sont ceux qui tomberaient dans le fatalisme s’ils n’arrivaient pas à percer le mystère de la croissance.

Croissance molle

La croissance économique exprime une hausse de la production de biens et services valorisée à des prix constants (l’effet prix est éliminé), que la comptabilité nationale appelle le Produit intérieur brut (PIB), en anglais Gross Domestic Product (GDP) ou Gross Value Added (GVA), soit la valeur marchande (les produits qui ne sont pas vendus sur le marché sont exclus) de tous les biens et services finaux (les biens intermédiaires sont exclus pour éviter la double comptabilisation) produits dans un pays (quelle que soit la nationalité du producteur) au cours de l’année (les transactions portant sur des éléments produits dans le passé, par exemple une voiture revendue, sont exclues). Si le prix d’une mangue est deux fois celui d’une banane, alors une mangue contribue deux fois plus au PIB qu’une banane.

Les prix de marché sont donc utilisés. Ainsi, la pratique internationale veut qu’on utilise le PIB au prix de marché (at market prices), et non le PIB au prix de base (at basic prices). La différence entre les deux, c’est que le premier inclut les impôts nets de subventions sur les produits. Il paraît insensé de choisir « at market prices », puisque l’Etat peut gonfler les chiffres du PIB en augmentant les impôts, ce qui rebute précisément le marché…

Mais les autorités mauriciennes s’en tiennent au taux de croissance au prix de marché (3,8% en 2018) parce qu’il est plus élevé que celui au prix de base (3,6%). Le problème est que, si Statistics Mauritius calcule les deux taux pour ce qui est de la croissance globale, il ne publie que le taux « at basic prices » pour chaque industrie. Il existe là une dissonance méthodologique : ce n’est pas sérieux d’avoir, d’un côté les taux de croissance sectoriels au prix de base, et de l’autre côté le taux de croissance globale au prix de marché. Pour être cohérent, il est préférable de se référer à la croissance économique au prix de base.

Croissance économique Maurice

Statistics Mauritius prévoit que celle-ci restera à 3,6% en 2019, comme les trois années précédentes (graphique 1). C’est aussi le taux annuel moyen de la croissance sur la période de 2011 à 2019. Il ne correspond pas au potentiel de l’économie mauricienne, soit au niveau de production qui est obtenu en situation de plein emploi. Or, si le taux de croissance demeure durablement en dessous de celui qui découlerait d’une utilisation optimale des ressources productives du pays, c’est qu’on est bien dans un régime de croissance molle.

L’atonie de la croissance n’est toutefois pas une fatalité. Depuis 2007, pic du dernier cycle économique avec un taux d’expansion de 5,6%, la crise financière mondiale a mis à rude épreuve notre économie, dont la résilience s’est diluée au fil des années en l’absence de grandes réformes structurelles. On s’est contenté de s’appuyer sur les facteurs traditionnels de la croissance, d’accroître principalement le capital (les actifs physiques) et le travail (la main d’oeuvre) dans la fonction de production. Il faudra désormais aller au-delà de ce concept classique de la croissance devant l’explosion des connaissances techniques.

Baisse tendancielle ?

Il convient d’abord de se demander pourquoi la croissance flanche. A première vue, on pourrait suggérer que la baisse de la croissance est un phénomène tendanciel. Cela n’a rien de surprenant pour les économistes qui croient dans les rendements décroissants (diminishing returns), concept formalisé par David Ricardo en 1817. Celui à qui Karl Marx dédie son ouvrage Le Capital (« A mon grand’père Ricardo ») démontre que chaque investissement additionnel dans des terres tend à produire un rendement de plus en plus faible, ce qui implique que la croissance s’arrêterait éventuellement même si elle bénéficiait du commerce international.

Year

Labour Input (Growth rate%)

Capital Input (Growth rate %)
19868.05.1
19876.27.2
19883.68.1
19893.211.3
19902.810.3
19912.08.7
19921.98.1
19931.97.7
19941.68.1
20061.35.4
20070.75.5
20082.65.2
20090.85.7
20101.95.1
2011-0.54.8
20121.34.3
20133.03.7
20141.32.8
20151.32.2
20160.12.4
20171.12.6

Les fondations de la théorie moderne de la croissance furent posées dans les années 1950 par Robert Solow et Trevor Swan. Leur modèle, qualifié de néo-classique, décrit une situation de concurrence parfaite dans laquelle la production s’accroît avec plus d’apports de capital et de travail (capital and labour inputs). Une telle économie obéit à la loi des rendements décroissants : chaque nouvelle unité de capital (compte tenu d’une offre de travail fixe) donnera un rendement moins élevé que l’unité précédente.

Ce modèle a deux importantes implications. D’abord, à mesure que le stock de capital augmente, la croissance économique ralentit : pour continuer à croître, l’économie doit s’appuyer sur le progrès technique. Ensuite, les pays pauvres croissent plus vite que les pays riches, car ils commencent avec moins de capital et obtiennent donc un meilleur rendement sur chaque nouvel investissement.

Les travaux d’Alwyn Young, popularisés par Paul Krugman, affirment que le succès économique des tigres asiatiques peut s’expliquer en grande partie par le modèle néo-classique : il est le résultat d’une accumulation rapide du capital (à travers de forts investissements) et du travail (via la croissance démographique et de la population active). De ce point de vue, il n’y a rien de miraculeux à la croissance asiatique : c’est simplement un rattrapage économique.

On pourrait dire de même du « miracle mauricien ». Notre économie fut propulsée dans la seconde moitié de la décennie 80, d’abord par une très forte croissance annuelle des apports de travail (6,6% en 1985, 8,0% en 1986 et 6,2% en 1987, comme l’indique le tableau), et dans la même foulée par celle des apports de capital (7,2% en 1987, 8,1% en 1988, 11,3% en 1989, 10,3% en 1990). Ceux-ci étaient encore relativement élevés jusqu’à la fin de la décennie 2000, mais ensuite ils ont commencé à fléchir sérieusement avec des taux de croissance aussi bas que 2,8% en 2014, 2,2% en 2015, 2,4% en 2016 et 2,6% en 2017. Quant aux apports de travail, leurs taux respectifs de ces quatre années furent de 1,3%, 1,3%, 0,1% et 1,1% !

Dorénavant, le PIB de Maurice ne pourra pas afficher des taux de croissance spectaculaires seulement par des apports de capital et de travail. D’une part, ayant choisi dans le passé l’endettement bancaire plutôt que le financement par le marché boursier, les grandes entreprises préfèrent maintenant se désendetter au lieu d’investir, et elles ne peuvent réduire leurs dettes qu’en rognant sur leurs dépenses d’investissement. D’autre part, le vieillissement de la population constitue un frein à l’activité : le potentiel de l’économie ne peut que diminuer avec une croissance démographique de 0,03% en 2018 !

Productivité multifactorielle

Lorsque les apports de capital et de travail sont faibles ou en baisse, la productivité du capital et la productivité du travail (rapport entre la production et le capital/travail) augmentent mécaniquement : c’est un effet statistique qui est trompeur, car une diminution du dénominateur fait monter le ratio. D’ailleurs, précise Statistics Mauritius, « these indicators are limited in the sense that they indicate the influence of only one factor of production at a time on productivity ».

Un indicateur plus parlant est la productivité multifactorielle qui tient compte des influences simultanées de plusieurs facteurs sur la production, dont une meilleure qualité des actifs physiques et humains, une bonne gestion d’entreprise, de nouvelles technologies et des connaissances pointues. Mais là aussi, la productivité multifactorielle ne croît que faiblement : son taux de croissance annuel est resté en dessous de 2% depuis 2004 (graphique 2).

Productivité multifactorielle Maurice

Nos entreprises, dans la pure tradition néo-classique, se concentrent sur la productivité en termes quantitatifs, mais très peu investissent vraiment dans des actifs intangibles qui génèrent une productivité qualitative. Le secteur public, lui, demeure davantage bureaucratique que productif. La baisse de notre potentiel de croissance est aussi due au ralentissement de la productivité.

Pour sûr, notre croissance économique continuera à dépendre d’une augmentation du stock de capital. Mais le capital est rare avec le bas niveau de l’épargne domestique en raison de faibles taux d’intérêt. Le crédit bancaire est abondant, oui, mais ce n’est pas du capital-épargne, et il entraîne l’économie dans une bulle financière.

Il est vrai que la rareté est le contenu même de l’activité économique. La rareté est présente dans tous les maux économiques, en l’occurrence dans l’obsolescence des machines et dans le manque de qualification. Pour retrouver 5% à 6% de croissance, il faudra miser à fond sur le progrès technique et élever le niveau de compétence de la population. Dès lors, les principaux ressorts de la croissance future, pour n’en citer que deux, seront l’innovation et la méritocratie.

Croissance endogène

Aujourd’hui, le concept économique du capital inclut le capital humain, c’est-à-dire les connaissances et les compétences incorporées dans le travailleur. Dans cette nouvelle école de pensée, Paul Romer (1986) affirme que, même sans progrès technique, la croissance économique peut se maintenir grâce au capital humain. Une firme qui investit dans un nouvel équipement apprend aussi à l’utiliser plus efficacement : les rendements de l’investissement sont ainsi croissants. Et si l’on considère aussi le progrès technique comme un facteur « endogène » de la croissance, l’innovation devient centrale.

Très peu de nos entreprises investissent dans la recherche-développement. Une firme privée prendra la peine d’innover si elle peut en tirer des profits. Or elle ne s’y engagera pas si elle évolue dans une concurrence parfaite. Comme une telle situation n’existe pas à Maurice, l’absence d’innovation n’est pas justifiée. Reste que le gouvernement doit créer les conditions sous lesquelles les entreprises peuvent innover de façon la plus productive. Par exemple, la loi de la propriété intellectuelle protège-t-elle suffisamment les innovateurs ?

Enfin, une croissance endogène implique la meilleure utilisation possible des ressources humaines. Outre de gaspiller beaucoup de ressources, comme le constate le Bureau de l’Audit chaque année, nous dilapidons notre capital humain par des nominations qui puent le népotisme, dans le secteur public comme dans le privé. C’est une caractéristique des pays pauvres que de faire un mauvais usage des ressources, a observé Mancur Olson, pour qui le meilleur moyen de réaliser une croissance forte n’est pas d’accumuler plus de ressources, mais de gâcher moins de ressources. Pour Maurice aussi, le problème n’est pas tant le manque de ressources que l’incapacité à bien utiliser les ressources existantes.

Dans un minuscule pays aux ressources limitées, la fuite des cerveaux le ramène vers le bas. Elle aurait dû résulter en une hausse de la productivité des travailleurs dans la mesure où chacun a plus de capital et de terre pour travailler avec. Mais l’émigration ne produit pas cet effet. C’est parce que le conservatisme de nos entreprises ferme les voies de la méritocratie et de l’innovation. C’est de la folie, ce « business as usual ».

Note : Cet article est paru dans l’édition du 10 avril 2019 du journal l’EXPRESS